Entretien avec Carole Jabet
L’intelligence artificielle : un outil d’analyse au potentiel immense
Stéphanie Doyle : L’intelligence artificielle suscite beaucoup d’incertitude, mais dans la recherche, son impact est déjà réel. Quelle est votre vision de l’IA dans votre mandat ?
Carole Jabet : J’appréhende l’IA comme un outil avec une incroyable capacité d’analyse qu’un cerveau humain ne peut pas avoir seul. Ce n’est pas une finalité, c’est un accélérateur. En santé, elle va me permettre de faire des corrélations impossibles aujourd’hui : croiser des données de santé avec des données d’environnement, de démographie, de revenus, d’éducation. Ce sont les déterminants de santé qu’on ne sait pas bien mettre en relation. On le fait toujours deux par deux, alors qu’avec l’IA, on peut tout analyser simultanément.
J’ai vu récemment un projet FRQ-FNRS en Belgique sur l’antibiorésistance. On est incapable de trouver de nouvelles classes d’antibiotiques. Avec l’IA, j’ai un outil pour générer une batterie de molécules à la vitesse de la lumière. L’idée, c’est d’explorer toutes les molécules possibles sur la planète et identifier lesquelles pourraient avoir un potentiel antimicrobien. Conceptuellement, c’est l’infini qu’on manipule, et ça me fascine. Derrière, il y a un côté humain : on ne peut pas laisser la société exposée à ce risque, même si le marché pharmaceutique n’est pas intéressé.
S.D. : Et la validation de tout ça ?
C.J. : C’est l’enjeu crucial. Des corrélations, on peut toujours en trouver, mais il faut les valider. Les journaux scientifiques refusent maintenant les articles sans validation intégrée. Si un lien apparaît dans une base de données, il faut le vérifier dans une autre cohorte. Sinon, on risque de créer de fausses conclusions et de perdre énormément de temps. C’est là que l’esprit critique devient fondamental.
L’esprit critique : une compétence à réinventer
C.J. : Avec l’IA, on n’a plus le choix : il faut revoir nos processus de formation dès le secondaire et cultiver l’esprit critique. Notre rôle devient différent. Ce n’est plus de collecter et analyser, mais de critiquer, valider, et poser les questions qui challengent.
Le problème, c’est que l’IA enlève ce qui était la période d’apprentissage des jeunes professionnels : la collecte de données, l’analyse, la création du premier PowerPoint. Ces tâches avaient une capacité de formation. Si c’est l’IA qui fait tout ça, comment apprend-on ?
S.D. : Mais si tu n’apprends pas à apprendre, peux-tu vraiment critiquer et analyser ?
C.J. : C’est pour ça qu’il faut absolument cultiver l’esprit critique. On peut apprendre à questionner. Il faut leur apprendre à développer des réflexes pour valider ce qu’on leur donne.
Dans mon monde idéal, ça irait à l’inverse de la course actuelle à la publication. Développer du questionnement et de la validation, ça prend du temps. Il faudrait que le nombre de publications stagne, voire diminue, pour qu’on se concentre sur la qualité plutôt que la quantité. Toute la communauté scientifique est d’accord pour dire qu’on ne peut plus fonctionner avec des barèmes quantitatifs. Maintenant, il faut le mettre en action.
Des projets concrets qui transforment la santé
S.D. : Pouvez-vous donner un exemple concret d’un projet de recherche utilisant l’IA qui a fait une différence ?
C.J. : Mon préféré, c’est le projet de Nadia Larici de Polytechnique, que j’ai découvert en 2017-2018. C’est un projet de logistique en radiothérapie. La question était : comment optimiser le temps machine et les ressources humaines pour les traitements dans le réseau québécois ? Ça se faisait au crayon et à la gomme avec plusieurs paramètres complexes : nouveaux patients, patients en traitement, ressources humaines, temps machine.
L’IA a créé un algorithme maintenant utilisé dans plusieurs établissements. Elle a même créé une spin-off et étendu le projet au-delà de la radiothérapie, en centrant tout sur le patient dès son domicile jusqu’à l’hôpital.
Les défis de la transformation en santé
S.D. : Quels sont vos principaux défis actuels ?
C.J. : Notre défi collectif, c’est la transformation des approches de santé, pas juste l’amélioration du système. Il faut aplanir la courbe de ce que ça coûte d’avoir des problèmes de santé. En ce moment, on tombe malade et ça crée un pic de dépenses. Si on arrivait à étaler ces pics, à viser un maintien optimal de l’état de santé par la prévention et l’éducation, on trouverait une meilleure efficience.
Mon défi, c’est de mobiliser la recherche comme locomotive de cette transformation. Il faut harnacher l’écosystème pour qu’on se préoccupe de prévention, de promotion en santé, qu’on amène de nouveaux acteurs : urbanistes, environnementalistes, communautaire.
Mon défi personnel ? Je manque de temps de recul pour articuler ce défi et entraîner plus de monde avec nous. Il faut ralentir, mais les outils nous amènent trop loin, trop vite. J’ai besoin de temps pour penser et mobiliser mon équipe.
S.D. : C’est le même problème qu’avec l’IA : on a besoin de temps de réflexion pour changer le modèle.
C.J. : Exactement. Mais il y a aussi des opportunités incroyables. La relève, notamment. Notre comité intersectoriel étudiant montre que cette génération veut harnacher la recherche pour solutionner des défis de société. Ils ont le souci de l’impact, pas seulement de générer des connaissances. C’est notre job de leur créer les conditions pour qu’ils aient du succès.
C’est là qu’arrive Pro-Santé, notre initiative avec Montréal In Vivo, FRQ, Novo Nordisk, MEIE et MSSS. On change les façons de faire. Un étudiant en labo peut être exposé au développement économique, au communautaire, à l’innovation sociale. On ouvre l’éventail de curiosités. C’est multi-acteurs, terrain et action, du co-design où on partage nos responsabilités.
S.D. : La recherche était-elle plus déconnectée du terrain avant ?
C.J. : Pas déconnectée, mais plus cloisonnée. Ceux qui faisaient de la recherche-action restaient dans leur domaine, comme ceux en laboratoire. Maintenant, on devient plus poreux. La relève va vouloir faire labo et terrain. Ça va se traduire dans nos évaluations et notre reconnaissance des contributions. Si on célèbre la qualité plutôt que la quantité, ça va changer les comportements.
La santé durable : un nouveau paradigme économique
S.D. : Quelles initiatives vous enthousiasment particulièrement pour l’impact sur les Québécois ?
C.J. : Toute ma programmation Santé durable, lancée il y a trois ans. Ce n’est pas « faites du sport et mangez bien ». C’est la durabilité de nos interventions en santé : est-ce que je peux avoir des interventions équitables, qu’on peut continuer à financer, et qui permettent à toute la population d’avoir le même accès ?
S.D. : Donnez-moi des exemples concrets.
C.J. : L’aménagement des villes : où tu mets les épiceries, comment tu crées des trottoirs marchables, un réseau de transport en commun accessible. C’est la base : saine alimentation et mobilité équitable.
Et ça peut être très technologique aussi. Un projet de l’ÉTS que j’adore : utiliser les écouteurs pour identifier les bruits corporels (cœur, poumons…) et détecter précocement un problème avec du traitement du signal. En 2020, ça semblait de la science-fiction. Aujourd’hui, mes AirPods mesurent déjà ma fréquence cardiaque.
Ce qui me plaît vraiment, c’est de démontrer que la prévention et la santé durable ne sont pas qu’un gain socio-sanitaire, mais un vrai développement économique. Je suis convaincue qu’il y a une filière économique derrière. Des solutions de prévention, c’est un produit, un service qui peut se placer dans une structure corporative.
S.D. : La population est-elle prête à partager leurs données ?
C.J. : Notre sondage avec Génome Québec démontrait clairement que oui, si c’est bien fait, responsable, avec un retour d’informations transparent. On va le remettre à jour pour vérifier si le curseur a bougé et mieux communiquer que la population est en faveur.
Conseils à la relève
S.D. : Que dites-vous aux jeunes qui veulent un rôle stratégique ?
C.J. : Restez curieux et ouverts. C’est le débat sur des points de vue différents qui génère des solutions. Acceptez de débattre pour laisser de l’espace à différents points de vue : vous trouverez des solutions que vous n’auriez pas trouvées sinon.
Apprenez à négocier, pas à négocier des ententes, mais à fonctionner dans des situations de compromis complexes, avec de la diversité, où on ne parle pas le même langage. Vous serez exposés au milieu académique, d’entreprise, de décideurs, politique, de société civile. La négociation vous aide à créer le gagnant-gagnant. Ce sont de nouvelles aptitudes essentielles.
Et gardez absolument la rigueur. Ce qui fait la valeur d’un individu en recherche, ce n’est pas tant son domaine d’expertise spécifique, mais sa rigueur. Cette capacité est fondamentale chez le scientifique.
S’il garde sa rigueur, il gardera son éthique. Il aidera à lutter contre la désinformation et donnera l’heure juste. Il le fera en négociant, en comprenant les intérêts des autres, en écoutant, mais il gardera la ligne.