Dans un contexte mondial marqué par des bouleversements politiques, économiques et scientifiques, les chercheurs et les institutions universitaires doivent sans cesse s’adapter. Pour en discuter, Stéphanie Doyle a rencontré Dominique Bérubé, vice-principale à la recherche et à l’innovation de l’Université McGill. Ensemble, elles abordent l’impact des décisions américaines sur la recherche, les défis liés à la désinformation et aux inégalités, mais aussi les apprentissages personnels et professionnels d’une femme de science engagée.

 

Stéphanie Doyle : Depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, plusieurs décisions ont eu un impact sur le monde de la science et de la recherche. Récemment, l’administration Trump a supprimé 500 millions de dollars pour la recherche sur les vaccins à ARN messager. Quel est l’impact de ce contexte pour une institution comme McGill ?

Dominique Bérubé : Pour l’instant, l’impact est surtout psychologique pour les chercheurs, qui se sentent parfois remis en question dans la nature même de leur travail. Développer une spécialité prend du temps, et lorsque des signaux politiques suggèrent qu’un domaine est moins prioritaire, cela crée de l’insécurité. Cela dit, l’exposition directe de McGill au financement américain reste faible (environ 2 %). Les chercheurs ayant des liens plus directs avec les États-Unis sont les plus touchés. Les coupes ont d’abord touché le financement global, puis l’aide internationale.

Aujourd’hui, c’est le processus de transfert des fonds qui change : les universités américaines ne peuvent plus transférer directement à leurs partenaires canadiens. Le NIH (National Institutes of Health) prévoit toutefois de mettre en place, d’ici l’automne, un nouveau mécanisme pour verser les fonds directement afin de recevoir directement les rapports financiers. Ceci dit, les coupes actuelles sur l’ARN auront un effet massif sur les orientations de la recherche sur ce sujet et il est difficile d’en prévoir l’impact ici au Canada.

S.D. : Donc, ils ont supprimé l’intermédiaire, mais sans fermer la porte.

D.B. : Exactement. Personne n’a encore dit, aux États-Unis, qu’ils ne financeraient plus la recherche au Canada. D’ailleurs, les chercheurs canadiens sont privilégiés d’avoir accès à ces fonds. Ce n’est pas comme si notre propre financement partait vers les États-Unis, c’est marginal. Toutefois, les États-Unis bénéficient largement de la valorisation de notre recherche : nos étudiants et nos découvertes y sont souvent valorisées. Ils ont donc tout intérêt à ce que l’écosystème canadien reste fort.

S.D. : Et si on compare avec l’Europe ?

D.B. : Tout dépend de l’angle de comparaison. Les États-Unis restent les champions de l’investissement en recherche, bien que la Chine les talonne, même si les chiffres sont difficiles à valider. La grande différence, c’est que l’industrie américaine finance à elle seule près de 85 % de la recherche. Les coupes budgétaires actuelles, dans ce contexte, sont amorties par ce soutien privé.

Au Canada, une coupure similaire aurait des conséquences beaucoup plus graves, car l’industrie investit peu en recherche et développement. Aux États-Unis, un chercheur en ARN qui perd son financement au NIH pourrait être recruté par l’industrie pharmaceutique (si les investissements n’y sont pas aussi arrêtés).

S.D. : Donc les compétences ne se perdent pas vraiment.

D.B. : Non, pas encore. Ce n’est pas aussi dramatique qu’on pourrait le croire. Ce qui est plus préoccupant, c’est la montée d’un discours anti-science. On est dans une ère de désinformation, de perte de confiance envers les institutions – scientifiques, universitaires – dans un climat de polarisation croissante.

S.D. : Comment en est-on arrivés là ?

D.B. : Je pense que cela vient d’un profond déséquilibre social. Les inégalités, la quête incessante de croissance, l’exploitation des ressources… tout cela a contribué aux changements climatiques, aux tensions sociales. Certaines personnes n’ont plus accès à l’éducation ou à une vie décente, et rejettent le système. Dans ce contexte, la désinformation devient un outil puissant pour nourrir le ressentiment.

S.D. : Tu occupes ton poste à McGill depuis un peu plus d’un an. Quelles ont été tes plus grandes révélations ou apprentissages ?

D.B. : Ce sont surtout des révélations personnelles. Il faut savoir reconnaître le bon moment pour changer de rôle. Il m’est arrivé de postuler à des postes trop tôt, sans être prête. Quand cette opportunité s’est présentée, tout le monde m’a dit : « Ce poste est fait pour toi. » Et c’était vrai.

Mais il faut aussi savoir se réinventer. Quand on évolue, on change de niveau de responsabilité, on doit adopter une nouvelle posture, développer d’autres forces.

Sur le plan institutionnel, chaque chercheur que je rencontre m’impressionne. Et chaque université a une culture propre. J’aime voir les établissements affirmer pleinement leur identité et leurs forces. McGill, pour sa part, a une réputation internationale très forte et un rôle moteur en recherche. Cela crée un écosystème stimulant, qui s’enrichit aussi des complémentarités avec les autres universités québécoises et canadiennes.

S.D. : La pression liée aux fonctions de direction peut être intense. As-tu développé des stratégies pour préserver ton équilibre ?

D.B. : Je ne fais pas de compromis sur mes valeurs. Ma famille passe en premier. J’ai deux enfants que j’aime et leur présence guide mes choix. Le sport fait aussi parti de mon équilibre. C’est une discipline qui m’aide à tenir le rythme.

Au travail, je suis exigeante, avec moi-même et avec les autres, mais toujours dans le respect. Je n’accepte pas la mauvaise foi mais j’accepte que chacun ait ses limites. Cela fait la richesse d’une équipe.

S.D. : As-tu déjà eu le sentiment que ce refus de compromis pouvait déranger ?

D.B. : Oui. Par exemple, j’ai refusé de poursuivre une carrière de professeure, car cela aurait impliqué trop de sacrifices. Je ne pouvais pas partir en postdoc avec deux enfants en garde partagée et un salaire insuffisant. J’ai donc choisi un autre chemin et je ne le regrette pas. Cela m’a donné une certaine sagesse et une vision plus large des différentes trajectoires possibles en recherche.

S.D. : Quels sont aujourd’hui les défis qui te mobilisent le plus ?

D.B. : Sur le plan professionnel, j’ai toujours voulu être un agent de changement. Peu importe l’échelle, l’idée est de contribuer, de faire une différence. J’ai beaucoup aimé mes années au gouvernement fédéral, car j’avais une influence concrète sur l’ensemble de l’écosystème canadien, notamment sur les enjeux d’équité.

Malheureusement, on observe actuellement une résistance palpable sur ces questions. Certaines personnes estiment qu’on en fait trop, notamment en matière de reddition administrative. Mais sur le fond, je suis convaincue qu’on en fait jamais assez pour réduire les inégalités.

Mon rôle à McGill me permet de continuer à avoir un impact car c’est une institution influente, qui ouvre les portes et participe activement aux débats publics. Récemment, lors d’une consultation gouvernementale sur la valorisation de la recherche publique, McGill a produit un mémoire solide, rigoureux. Mon défi, aujourd’hui, c’est de faire en sorte que le travail des chercheurs ait un impact concret au Québec et au Canada.